dimanche 24 mars 2024

Réal, Léa, les autres et moi

Les yeux pas tout à fait dans les mêmes trous, je me retrouve à cinq heures et demie du mat au garage où Réal m'attend en compagnie de son autobus fraîchement réchauffé. Je l’accompagne pour me familiariser à son circuit qui débute à Val-des-Lacs et qui se termine dans le stationnement d’une école spécialisée de Saint-Jérôme. Une dizaine d’élèves allant de 5 à 18 ans atteints de handicaps variés feront partie du voyage. Attachez vos ceintures. 


Tu vas voir c’est facile dit Réal en montant dans l’autobus.

On m’a dit exactement la même chose à chaque remplacement que j’ai fait jusqu’à maintenant. Oui, c’est sans doute vrai que c’est facile lorsque tu connais ton trajet et que tu l’effectues jour après jour depuis des mois voire des années. Pour le moment, je ne vois rien de simple. J’ai mal dormi, il fait encore noir comme le poêle et il est juste trop de bonne heure pour que mes neurones soient pleinement au rendez-vous. 

Réal part bientôt un mois au Brésil, son pays d’origine. Son attitude décontractée, hyper relaxe et détendue me laisse imaginer qu’il a une génétique de quelqu’un qui a grandi, étendu sur une plage au soleil dans le précieux et précis bruit des vagues. Pas achalé le gars. D’ailleurs, ça fait 20 minutes qu’il suit un camion chasse-neige sur le chemin où se trouve quelques kilomètres plus loin, le premier arrêt. Le camion lui laisse plusieurs fois le passage pour qu’il puisse le dépasser, mais Réal reste derrière, pas pressé pantoute. C’est vrai qu’avec la petite neige qui tombe c’est probablement plus sécuritaire. Personnellement, j’aurais dépassé le camion depuis longtemps.

Ça nous laisse le temps de faire connaissance, de jaser de son voyage, de parler d’un peu de tout et de beaucoup de rien, de son circuit super facile, de ses élèves, de sa famille, du camion en avant, de ses vacances qui s’en viennent, enfin bref. Je l’écoute en pensant que j’aurais dû m'apporter un autre café. Je regarde le parcours sur mon téléphone, encore trois kilomètres à faire, on est déjà 15 minutes en retard. Réal reste relaxe. C’est clair que ce type va vivre vieux.   

10 minutes plus tard, l’autobus s’arrête devant une maison où brillent (encore, deux mois trop tard) des milliers de lumières de Noël. C’est presque féérique. En contre-jour de cette saturation lumineuse approche un homme tenant par la main un petit être qui titube. C’est Léa, une charmante fillette qui (je l’ignore à ce moment) va lentement me rendre fou. 

Allo Réal ! Ça va ? dit Léa. Allo, Léa, oui ça va ! répond Réal. Ça va? Ajoute Léa. Oui ça va!  répète Réal. Léa pousse un joli éclat de rire et dit : allo, Réal, ça va? Oui Léa, ça va. Ça va? Redemande Léa. Oui ça va! Re-répète Réal.  Léa rit et re-re-répète encore ses salutations. Pas de doute que Réal va super bien rendu là. Mais pour en être absolument certain, il dit : Oui Léa. Ça va.   

Pendant ce temps, le papa s’affaire à attacher Léa à la banquette qui est équipée de sangles. Trois ou quatre élèves vont être attachés de cette manière.  Soit pour les soutenir, soit pour les retenir. J’apprendrai d’un confrère qui fait également un parcours d’enfants handicapés qu’un de ses jeunes passagers s’est un jour levé dans l’autobus en plein milieu de l’autoroute 15 et a presque ouvert la porte de secours derrière ! Ils ont beau être attachants, mieux vaut les attacher.

Léa, une fois rassuré du bien être de Réal demande, c’est qui le monsieur?

Allo Léa, moi c’est Léon. Je vais remplacer Réal la semaine prochaine.

Allo, Léon, ça va? 

Oui ça va. 

Ça va Léon?

Oui oui ça va super et toi? 

Rires de Léa.

Ça va bien et toi ça va?  [ X 3 ]

Le rire de Léa est super craquant. Deux grands yeux ronds tels des noisettes règnent sur une tête beaucoup trop grande pour son corps. Je n’arrive pas à deviner quel âge elle peut avoir. Ce n’est pas important pour moi de savoir non plus de quel handicap elle est atteinte. Je vois juste une fillette souriante de bonne humeur qui à l’entendre va très très très très bien !

Il faut quand même le souligner. Elle est super heureuse de se lever avant les poules pour aller à l’école qui se trouve à plus de deux heures ( en calculant les arrêts) de chez elle. Ça relativise pas mal mon propre malheur matinal. 

Faque c’est dans la bienveillante compréhension de Léa de savoir que tout le monde va bien que nous reprenons la route dans le sens inverse pour aller quérir le prochain élève. Je regarde ma feuille de gauche/droite. Facile. On prend la 329, on embarque sur l’autoroute des Laurentides direction sud (anyway elle ne va pas plus au nord rendu là) et nous sortons à la sortie Sainte-Agathe pour nous rendre pas tellement loin. Réal se souvient alors que Nathan n’est pas là ce matin. Ça me permet quand même de noter la rue escarpée où il habite. Il faut attendre Nathan sur la rue perpendiculaire en bas de cette côte casse-gueule surtout lorsqu’on est en fauteuil roulant.

Prochain arrêt. Antoine à Val-David.  Réal me dit que c’est un enfant qui ne parle pas et qui est toujours très tranquille. Et bien ce jour-là, il a hurlé tout le long du trajet en tentant sans succès de se détacher de son harnais. Assis sur la banquette adjacente à la sienne, j'ai assisté à ses vaines tentatives d’évasion. N’est pas Houdini qui veut. Curieusement, entre ses cris, il se mettait aussi souvent à rire. Je me demande encore s’il avait du plaisir ou pas. Antoine restera une énigme. Autre caractéristique d’Antoine, il ôte ses vêtements. Dès que l’autobus part de chez lui, la tuque revole. Vient ensuite, les bottes et les bas. Rares seront les jours où il n’arrivera pas à l’école pieds nus. Au moins, il a du fun. Je pense. 

Ensuite quelque part entre Val-Morin et Sainte-Adèle dans un secteur qui a l’air d’une petite banlieue, montent à bord accompagné de leur maman, Clara et son grand frère Carl. Ce dernier, le plus vieux du groupe, a déjà du poil au menton. Il reste toutefois un petit enfant en dedans. Il a un visage un peu de travers et un regard triste.  Les deux vont s’asseoir côte à côte et entamer une conversation animée et bruyante dans une langue qui leur est propre. J’arrivais à comprendre quelques mots de la cadette, mais jamais je ne suis arrivé (du moins cette première journée) à comprendre ce qu’ils pouvaient bien se dire, et ce même si leur dialogue relevait plus du cri que du chuchotement. 

Le prochain arrêt se trouve dans le stationnement d’une épicerie du village de Sainte-Adèle. Nous rejoignons Michel, un chauffeur de taxi du coin qui a quelques contrats de la commission scolaire pour aller chercher des élèves où les autobus ne peuvent se rendre. Chemins exigus ou trop pentus, j’le sais tu? Il nous transfère Logan qui arrive toujours avec un jouet robot/transformer et un sourire à faire fondre le Groenland. Lui non plus ne dit pas un mot et malgré son sourire, il faut le surveiller, c’est un sournois. Il a sa place à lui tout seul et attention il pince ! Faut pas trop l’achaler même s’il ne se gêne pas pour embêter les autres, surtout Léa qui veut mettre la main sur son robot. Logan lui passe le jouet sous le nez et s’amuse aux dépens de la gamine qui change son leitmotiv. Elle répète : Logan donne le robot. Logan donne le robot, Logan donne le robot. Logan finit parfois par se tanner et lui donne son robot. Jamais bien longtemps. 

Le circuit fait ensuite un bon détour en direction de Sainte-Marguerite du lac Masson où se trouve un bambin en fauteuil. Bien emmitouflé dans son capuchon, c’est dur de dire si c’est un petit garçon ou une petite fille. Un petit visage tout rond accompagné d’un petit filet de bave s’échappant d’un sourire. Même si son regard est un peu hors champ, il est vraiment trop cute ce minuscule Noa (c’est un garçon). Réal qui bloque le trafic dans les deux directions sur cette route plutôt passante m’initie lentement au fonctionnement de la rampe et des attaches de fixation pour le fauteuil. OK Réal c’est bon, y’a 25 autos de chaque côté qui attendent. Ça en prend pas mal plus pour l’énerver. 

Nous revenons à Sainte-Adèle et poursuivons notre périple vers le sud. Nous tournons dans un secteur de côtes et de vallons pour aller chercher Gabriel et Zack, deux jeunes ados qui habitent une maison d'accueil. Zack, trisomique, se déplace difficilement et vient s’asseoir à côté de moi sur la banquette avant. Je lui dis allo, il me salue d’un bruit guttural qui finit aussi en O. Il ne semble pas s’en faire avec la vie, pendant les trajets, il dessine des dessins dans le châssis à côté de lui. Gabriel pour sa part est une bombe d’énergie et d’une curiosité insatiable. Pas de doute, c’est le king de l’autobus. Tout le monde le salue, il répond à tout le monde, il me salue, il veut savoir qui je suis, d’où je viens, c’est un moulin à parole et il bouge de l’air. Réal qui conduit ces enfants depuis des années me dira qu’au tout début, Gabriel était un enfant qui ne disait pas un mot. J’imagine qu’il reprend le temps perdu. Même Léa n’arrive pas à le suivre, c’est dire !

Dernier arrêt avant de se diriger vers l’école. Saint-Sauveur, un autre transfert qui se fait dans un des stationnements des “Factories” les magasins colorés que l’on voit sur le bord de l’autoroute. Carole nous y attend déjà depuis plusieurs minutes. Son impatience est manifeste et elle reste glaciale à mes salutations. Elle aide un grand garçon filiforme à sortir de sa berline. Nicolas porte un casque de ski et  slalome habilement entre les banquettes pour trouver son siège où Réal va le sangler. Il me montre comment le faire, mais c’est un système qui me prendra quelques voyages à intégrer adéquatement. Habituellement, une autre élève accompagne Nicolas à cet arrêt et Léa manifeste sa tristesse de ne pas voir Rosalie ce jour-là. 

Elle n’est pas là Rosalie ? répète-t-elle encore et encore.

Non ! dit Réal.

Non ! dit Gabriel.

Non ! dit Clara.

Mais non ! dit Nicolas.

Argh ! Hurle Antoine.

Elle n’est pas là Rosalie redemande Léa ?

NON LÉA ! ELLE N’EST PAS LÀ ROSALIE ! Gueule Gabriel excédé. Nicolas le nouveau passager s’affirme en répétant son prénom d’une voix grave et dans différentes tonalités. C’est un ado de peu de mots. Comme tous les ados finalement. Antoine continue de rugir et Léa toujours dans un mode rieur repose encore et encore les mêmes questions. Tout à coup, Clara qu’on entendait plus depuis un moment décide de beugler une chansonnette. Je devine un air tiré d’un film de Walt Disney. C’est comment dire? Insupportable ! La Castafiore a des croûtes à manger afin de parvenir à ce degré d’inaudibilité. 

Dans cette cacophonie improbable, j’observe ces passagers et me demande si je suis au bon endroit, au bon moment. Dans cet instant de doute, mon regard se pose sur le petit Noa attaché dans son fauteuil dans le fond de l’autobus. Malgré son regard flou et les filets de bave qui continuent de lui couler sur le menton, le sourire qui lui éclaire le visage à ce moment-là ne peut pas être plus parfait. Ce petit être fragile que la vie n’a pas gâté exprime son bonheur en agitant la tête et les bras. Je ne peux m’empêcher de sourire à mon tour.

Je regarde ensuite Réal, toujours pas achalé par le bordel qui se déroule derrière lui. 

Tu vas voir c’est facile !  me dit-il une autre fois. 

J’ai ben hâte de voir ça ! J’ai ben hâte de voir ça ! 


[ À suivre… ]


6 commentaires:

  1. Encore touchant et drôle à la fois. Mais surtout, si bien écrit

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  2. Quel plaisir à lire! Quelle belle plume, empreinte, d'humour, de tendresse, de sensibilité. Merci pour ce beau texte, ce beau partage :)

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  3. Beau texte, des personnes bien décrites, des situations amusantes et empreintes d’humanité. Bonne chance avec ce nouveau travail.

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