Pas trop de répit pendant la semaine qui précède l’intérim du circuit de
Réal. Quelques déplacements d’autobus vers d’autres garages, un voyage nolisé
vers une station de ski, deux suppléances à Saint-Donat et un autre remplacement
qui s’est révélé bien utile pour la suite des choses puisqu’il s’agissait d’un
autre circuit d’élèves handicapés.
Yannick, le chauffeur régulier que
je devais remplacer le lendemain, m'a familiarisé avec plusieurs rouages
importants. Surtout concernant l’utilisation de la plate-forme élévatrice et de
la bonne façon d’ancrer les fauteuils. Précision, souci des détails, règles
importantes à mémoriser, Yannick contrairement au laconique et nonchalant Réal
m’expliquait avec zèle tout ce que je devais savoir et même plus.
Donc,
lorsqu’arrive ce matin fatidique, je suis fin prêt. J'ai eu le temps de bien
apprendre l’itinéraire, bien visualisé les endroits où je dois stopper l’autobus
pour faire monter ces jeunes passagers, j’ai en main les adresses et les numéros
de téléphone de chacun des parents ainsi que ceux des chauffeurs avec qui je
dois compléter les transferts. Je me pointe au garage une demi-heure à
l’avance dans le but d’effectuer une bonne ronde de sécurité et de revoir une
dernière fois le parcours. Facile. De Sainte-Agathe, direction Val-des-Lacs où
se trouve la petite Léa, je reviens sur mes traces, prends la route 329, ensuite
l’autoroute 15 vers le sud jusqu'à la sortie 86 Ste-Agathe/Val-David, zéro
problème en perspective.
Val-des-Lacs se situe quelque part entre Lantier, Lac Supérieur,
Saint-Donat et Sainte-Agathe-des-Monts. Un des chauffeurs que j’ai remplacé m’a
expliqué ça simplement : Quand tu roules sur un chemin scrap ou mal déneigé
en direction de Val-des-Lacs pis que tu te ramasses sur un chemin encore plus
scrap et pas déneigé, c’est parce que tu viens d’arriver. Pas
bien gentil pour ceux qui y habitent (les Lacustres-Valenciens/ciennes?), mais
force est d’admettre que ce chauffeur, ce n’est pas moi qui vais le contredire.
C’est le genre de bled (au cœur de la nature selon leur devise) où les routes
n’ont pas eu d’amour depuis très, très, très longtemps. Le prérequis pour y
vivre c’est d’avoir au minimum un pick-up pis un ski-doo sinon t’es dans le
trouble ou tu te fais regarder de travers. Pour vivre au cœur de la nature, faut
ce qui faut.
Lors de l’apprentissage du circuit avec Réal, nous avions roulé bien
tranquillement derrière un chasse-neige sur cette route. Là, je réalise à quel
point c’est abimé. Presque autant qu’une rue du Plateau Mont-Royal mais avec
courbes, montées et descentes en sus. Moi qui pensais être à l’avance pour la
petite Léa, je me vois obligé de lever le pied pour éviter les cratères et les
bas-côtés affaissés. L’autobus se fait bardasser la carcasse en masse.
J’arrive 5-10 minutes en retard devant la maison féériquement illuminée
de Léa. Cette fois-ci, c’est sa maman qui l’accompagne (j’ai l’impression
qu’elle veut voir de quoi a l’air son nouveau chauffeur). Je n’ai pas ouvert la
porte de l’autobus que j’entends Léa demander :
Yé où Réal ?
Pendant que sa mère l’attache à sa banquette, elle pose la même question
une dizaine de fois. Yé où Réal ? Yé où Réal ? Yé où Réal ?
Calme-toi Léa ! dit sa mère. Réal est en vacances.
Allo Léa ! Moi c’est Léon. Réal est en vacances.
Allo Léon dit Léa qui ajoute : Yé où Réal ?
Réal est en vacances ! dit sa mère qui embrasse sa fille avant de sortir
de l’autobus.
Bonne journée monsieur. Bonne journée Léa !
Je reprends la route dans le sens inverse. Léa pour sa part continue dans
le même sens : Yé où Réal ?
Réal est en vacances ! Moi c’est Léon, je remplace Réal et on s’en va à
l’école. OK?
OK. Allo Léon ! Ça va? dit la gamine enthousiaste.
Ouf ! songe-je. Enfin, on progresse…
Yé où Réal ?
Pendant que Léa poursuit sa litanie, je tâche de garder le véhicule sur
la route. Je sais que je suis déjà un peu en retard et j’augmente la cadence
question de respecter l’heure à laquelle je dois me présenter devant la maison
du prochain élève. Roulant maintenant sur la 329, nous passons devant le garage
où se trouve la flotte de la compagnie qui m’emploie. Le Yé où Réal ? de Léa
devient : On va chercher Réal?
Ben non Léa. Réal est en vacances, il n’est pas là Réal.
Juste Léon? dit Léa tristounette.
Ben oui juste Léon. On s’en va chercher Nathan, Antoine et les autres
amis.
On va chercher Clara?
Euh non ! Clara et Carl sont aussi en vacances. On va aller chercher
Logan et Noa…
On s’en va chercher RÉAL !
Ce n’est plus une question, mais un ordre. Léa vient de le décréter.
On s’en va chercher Réal ! On s’en va chercher Réal ! ON S’EN VA CHERCHER
RÉAL !
Je roule maintenant à bonne vitesse vers le sud sur l’autoroute des
Laurentides et je tente en vain de raisonner la gamine en usant de toute la
patience du monde, mais rien à faire, Léa crie de plus en plus fort : On s’en
va chercher Réal ! On s’en va chercher Réal ! ON S’EN VA CHERCHER RÉAL !
Tout à coup elle se tait et dit : On ne va pas chercher Nathan?
Ta-bar-na-que !! Je viens de rater la sortie qu’il fallait que je prenne
pour les trois arrêts suivants. Une bouffée de chaleur m’assaille. Je suis déjà
en retard sur le circuit et la prochaine sortie (ceux qui connaissent le coin le
savent) se situe à Sainte-Adèle près de 20 kilomètres plus loin. Je tente
mentalement de calculer le temps pour m’y rendre et pour revenir. C’est la
catastrophe! Comme ce circuit débute de bonne heure, je ne peux rejoindre
Bernard (le boss des bus du nord) par radio pour qu’il m’assiste. J’ai bien les
numéros des parents des élèves qui doivent déjà être sur le pas de leurs portes,
mais sur une feuille. Jamais une seconde je n’ai pensé que ce serait nécessaire
de les mettre en mémoire sur mon téléphone. Je ne peux évidemment pas
m'immobiliser sur le bord de la 15 pour en appeler un et un autre. Je fonce vers
la prochaine sortie en me répétant : Tabarnaque! Tabarnaque! TABARNAQUE!
Je regarde attentivement les zones où les véhicules d’urgence peuvent
faire des virages en U sur l’autoroute. J’hésite. Je me raisonne. Je roule à
bord d’un gros truc jaune bien identifié aux couleurs de la compagnie avec un
enfant handicapé à bord. Même s’il est très tôt et qu’il n’y a pas beaucoup de
circulation, c’est une manœuvre que je ne peux me permettre. Je continue donc de
rouler (trop vite) vers la prochaine sortie en serrant le volant et les
dents.
Bizarrement, plus un son sort de la bouche de Léa. J’ai le sentiment que
ce détour la sort de sa zone de confort et qu’elle observe attentivement ce qui
se passe. En ce qui me concerne, je roule en pleine zone de déconfort. J’ai des
sueurs froides et n’arrive pas à me calmer. J’ai toujours eu en horreur d’être
en retard, me suis toujours fait un point d’honneur d’être à l’heure quoiqu’il
arrive. Bien pour cette première journée de remplacement, c’est raté.
Le temps de descendre à Sainte-Adèle et de reprendre l’autoroute dans le
sens inverse, j’ai plus d’une demi-heure de retard. Le regard de la maman de
Nathan en dit long. Si quelques-uns se montrent conciliants, leurs faces longues
(sans parler des faces de bœuf des chauffeurs des transferts) m'indiquent à n’en
point douter que je n’ai pas fait très bonne figure.
Arrivé entre-temps au bureau, Bernard me contacte par ondes courtes pour
savoir ce qui se passe. Après avoir étouffé un rire à la suite de mes
explications, il me dit qu’il se charge d’appeler l’école pour les avertir du
retard.
À mon arrivée, quelques éducatrices qui montent à bord pour prendre en
charge tout ce beau petit monde y vont de quelques taquineries à mon égard.
Comment leur en vouloir ? J’en serai témoin par la suite, leur patience se
trouve sans contredit dans une classe à part.
En passant dans l’allée pour m’occuper d’aller descendre les fauteuils
roulants de Nathan et Noa, je jette un coup d'œil à Léa qui n’a plus la moindre
idée de ce qui s’est passé. Elle m’offre un beau grand sourire.
Allo Léon ça va?
Oui Léa ça va bien.
Ça va mieux.