jeudi 29 février 2024

Tite face d'Ange

Courbaturé de ma journée de pelletage, je suis de retour au garage le surlendemain. Monsieur S. (aka monsieur patate dans la douche) m’attends pour faire son circuit matinal en sa compagnie. Il doit avoir la mi-soixante-dizaine, mais il se tient drette, bien solide sur ses pattes.

Comme de fait ( On m’avait averti ) je n’arrive pas à bien comprendre ce qu’il me dit, mais ça n'a pas l’air de le déranger de répéter. Il doit en avoir l’habitude.  


Une fois assis sur la première banquette à sa droite, il me remet des feuilles sur lesquelles est indiqué le parcours. On appelle ça “les gauches/droites”, c’est à dire sur quelles rues faut tourner, les arrêts où se trouvent chacun des écoliers et l’heure approximative à laquelle faut y être. Monsieur S. me marmonne qu’en cas de problèmes y a aussi une autre feuille sur laquelle se trouve les coordonnées téléphoniques de chaque parent.


Le matin c’est facile, les étudiants attendent dehors devant les adresses indiquées sur la feuille. Me dit Monsieur S. (je traduis ici ce que je décode de son bafouillage)


Euh OK mais moi je vous remplace demain après midi, non?


Oui oui, c’est pareil mais à l’envers. Le premier que tu vas chercher le matin, c’est le dernier que tu déposes. Tu vas voir ça se fait tout seul. Ben facile. 


J’imagine qu’après 40 ans de métier, ça se fait les deux doigts dans le nez, mais là, pour l’heure, je commence quand même à stresser un brin. D’autant plus que Monsieur S. roule à bonne vitesse sur un chemin étroit déneigé depuis peu. On se dirige dans une proche périphérie de Sainte-Agathe où le Des Monts prend tout son sens. Tout est en montées, descentes, épingles, courbes dans des chemins cabossés encore mal déblayés. Ça bardasse en masse. Je m'agrippe du mieux que je peux, en essayant de mémoriser le circuit. J’essaye aussi de prendre des notes de temps en temps mais ça brasse tellement que j'abandonne l’idée. 


L’autobus se remplit peu à peu, chaque enfant que je salue me dévisage l’air de dire qui c’est ça, que c’est qui fait là ?  Le ton monte derrière et j’entends de moins en moins Monsieur S. faire ses commentaires et je songe, oh boy, t’es sûr que tu veux faire ça? 


Après quelques autres gauches/droites tout aussi sinueux que la façon que j’ai de les mémoriser, on s’arrête pour faire monter un tout petit garçon qui porte un sac à dos qui semble avoir le même poids que lui. Il passe à côté de moi et avec sa petite face d’ange, il me regarde hésitant et poursuit son avancée dans l’allée. Tout à coup, Monsieur S. stoppe l’autobus, se lève et interpelle l’enfant. Du doigt, il lui fait signe de venir s’asseoir devant à mes côtés.


Je comprendrai plus tard, que petite face d’ange se fait achaler par les plus grands derrière et que la maman a demandé qu’il soit à côté du chauffeur pour éviter ça. 

Comme j’étais à sa place, le gamin a passé tout droit et Monsieur S. rectifie sa trajectoire.

Je me lève à mon tour et regarde cette petite face d’ange revenir vers nous.  Il a de la misère, son sac est lourd et je vois qu’une de ses courroies se coince entre une banquette et son dossier. Le petit tire fort pour avancer mais le sac reste bloqué. Il tire encore plus fort et dans le même instant (tout se passe très (trop) vite) un autre élève qui veut l’aider, décoince la courroie du sac à dos.  Le petit face d’ange est projeté vers l’avant, pique du nez et plante en pleine face dans le milieu de l’allée.  Le petit hurle sa vie, le silence se fait dans le reste de l’autobus. Je suis tétanisé et ne sais que faire. Monsieur S. ne lève pas les yeux au ciel mais presque. Il me tasse empoigne le gamin qui saigne du nez, le lève et l’asseoit sur ma banquette. Il fouille dans un compartiment au-dessus du siège conducteur, prend un grand morceau de papier essuie-tout, lui dit de se moucher avec et reprend le volant pour poursuivre son chemin presque comme si rien n'était arrivé.


Donc je suis là, assis à côté d’ex petite face d’ange à l’entendre renifler et geindre. Évidemment je n’ai plus aucune espèce d’idée des gauches/droites sinon qu’on s’arrête encore une couple de fois pour faire monter des élèves qui viennent augmenter le niveau de bruit ambiant qui a repris de plus belle. 


On arrive enfin à l’école, le petit est encore sous le choc et saigne toujours du nez. Je bouge pour l’aider à se lever, prendre son satané sac et sortir de l’autobus où une éducatrice le voit et le prend en charge pour l’amener vers l’infirmerie. 


C’est des affaires qui arrivent me dit Monsieur S. qui reprend la route pour faire plus ou moins le même parcours pour les élèves du secondaire. Pas tout à fait les mêmes gauches/droites, pas tout à fait les mêmes chemins, juste ce qu’il faut pour que je sois encore plus mêlé. Au moins personne ne sort de l’autobus cette fois-ci avec la gueule en sang. Note à moi-même, toujours avoir des essuies-tout à la portée de la main.


Dans l’aprème, on refait la même chose dans le sens inverse. Pendant qu’on attend la sortie des classes, j’en apprends un peu plus sur le métier et sur Monsieur S. dont j’apprivoise lentement le langage. Quand les élèves arrivent enfin, j’vois se précipiter vers l’autobus tite face d’ange tout sourire qui n’a plus du tout l’air de s’en faire avec ce qui s’est passé le matin. Je lui demande comment ça va? Il me marmonne qu’il est OK. Je lui dit qu’il est pas mal courageux. Que c’est un petit garçon très brave !


À son arrêt, sa mère était pas mal moins souriante. Évidemment l’école l’avait rejoint, et pleine d’inquiétude elle demande des comptes à Monsieur S. qui lui explique sans plus qu’il est tombé. Voyant l’incrudilité de la femme je lui explique les détails du sac qui est resté coincé etc. 

J’ai l’impression qu’elle voulait juste s’assurer que son gamin n’avait pas été victime d’intimidation, qu’il n’avait pas été poussé ou quelque chose du genre. Je la rassure que ce n’est pas le cas, que c’est un accident bête. Des affaires qui arrivent.


Bon pour le reste de l’histoire, j’ai passé le reste de la soirée à réviser les Gauches/Droites avec Google Map, et me suis tapé mon baptême du feu le lendemain au volant de l’autobus de Monsieur S. Personne n’a été oublié, les élèves m’ont tous aidé à ne pas rater leurs arrêts, je n’ai pas été obligé de sortir le rouleau d’essuie-tout et tite face (un peu enflée) d’ange m’a gratifié d’un sourire que je ne suis pas prêt d’oublier.  


Pivot

          Aujourd’hui t’es pivot m’apostrophe Bernard (le boss des bus du nord). 


Pivot? ( Pas encore habitué de me lever si tôt, je ne suis pas sûr de comprendre)


Oui tu réchauffe le banc. T’attends ton tour.  Pour l’instant j’ai rien pour toi.  Mais là, comme toi, j’viens d’arriver, l’année commence, ça me surprendrait pas que tu remplaces quelqu’un bientôt. Inquiètes toi pas, t’es payé pareil. La compagnie te garantie tes 30 heures/semaine pareil.


Ok. Pas de trouble. 


Ça me convient pivot. Je vais pouvoir lire de quoi en attendant.


Mais Bernard semble heureux de jaser avec un nouveau. Il évacue rapidement ce que je dois vraiment savoir pour le travail et enchaîne rapidement sur son parcours qui l’a amené ici.  Ensuite c’est du “small talk” (parlé petit?) ou il est question d’un peu de tout et de beaucoup de rien. Tout en me jasant, il répond sur la radio ondes courtes aux questions des chauffeurs et prend aussi quelques appels. Des parents l’informant de l'absence d’un enfant pour la journée et un autre qui s’énerve, l’autobus est passé tout droit. Bernard lui ne s’énerve pas, il gère ça comme un boss (des bus du nord), raccroche appelle son chauffeur et continue de m’entretenir jusqu’à ce que les chauffeurs commencent à revenir de leurs circuits respectifs. Bernard m’annonce que mon quart de travail du matin est terminé. On se revoit dans l'après-midi.


Au retour je me suis apporté un livre des fois que. Mais Bernard réactive le piton discussion et c’est reparti pour le reste de l’après-midi. Il me raconte des anecdotes du temps de son ancienne job, de sa passion pour le golf et quoi encore? 


Profitant qu’il passe un appel personnel, je sors du bureau et vais faire le tour des lieux. Trois autobus dans divers états de déconstruction prennent place dans un garage encombré comme il se doit d’outils graisseux, de pièces, d’équipement, de produits. Un vrai foutoir organisé. Je fais la connaissance des deux mécaniciens. Pat et Mat. Je passe proche de leur demander s’ils jouent aux échecs dans leur temps libre mais je ne les connais pas encore assez pour les taquiner. Ils ont quand même l’air d’être capable d’en prendre et d’en donner. Ça promet.


De retour au bureau Bernard m’annonce que je vais remplacer un chauffeur pour une journée et que le lendemain, je vais l’accompagner sur son circuit pour bien l’intégrer.  


C’est un vieux de la vieille, quand il parle, on ne comprend pas toujours ce qu’il dit, il a une patate dans la bouche. 


Comme je ne comprends pas toujours ce qu’on me dit, j’entends patate dans la douche. L’image va me rester lorsque je vais rencontrer plus tard ce chauffeur qui fait du scolaire depuis 40 ans ! Il conduit aujourd’hui les enfants de ceux qu’il conduisait jadis. Les histoires qu’il doit détenir doivent être épiques !


L'après-midi passe rapidement. La neige commence à tomber, une sacrée tempête est annoncée. Je rencontre quelques confrères/soeurs de travail qui se demandent tous si les écoles vont ouvrir le lendemain ? 


Retour(s)

               Trouve-toi donc une job ! Me répète une énième fois ma charmante moitié tannée de me voir à plein temps dans ses pattes. Mais oui ma chérie, ne t’inquiète pas ! Dûment assis derrière mon ordi, je cherche assidûment. Bon j’avoue, je ne cherche pas très fort. Ça fait des mois que je procrastine en écrivant des débuts de romans qui n’avancent pas trop vite. Je niaise sur internet, je promène le chien, joue à des jeux vidéos idiots, je regarde les arbres pousser, contemple la nature environnante en me demandant dans quel état j’erre.


Mon amoureuse qui lit dans ma tête me dit : Tu ne serais pas un peu déprimé des fois ?


Ben non, dis-je niant l'évidence. J’attends juste la bonne job.


Faque j’épluche les offres d’emploi dans le coin. Je postule ici et là sans trop de résultats. Commis dans une biblio. J’ai des antécédents dans les lettres. Pas de réponse. Moniteur pour une école de conduite. J’ai des antécédents tout court. Candidature refusée. Postier, livreur de drogue (des médocs d’ordonnance, calmez-vous !), Uber (FUCK JAMAIS!), plongeur dans un hôtel chic du coin (trop vieux) et quoi encore? Je scrute les petites annonces en faisant des petits contrats de chauffeur ici et là (surtout pour ma blonde, que ferais-je sans elle?), je consulte les alertes Indeed dans ma boîte courriel en continuant d’écrire des débuts de romans qui n’avancent pas trop vite, de niaiser sur internet, de promener le chien, à jouer à des jeux vidéos idiots, de regarder les arbres qui perdent leurs feuilles et de contempler cette nature environnante en me disant qu’il faudrait ben que je me botte le cul.


Pis t’es-tu trouvé une job m’interpelle de nouveau ma toute douce.


Oui oui, ça s’en vient.


C’est la route qui te manque, t’es bien derrière un volant.


Je suis un grand livre ouvert… Elle m’énerve !


Puis un après-midi, après m’être levé un peu tard, je tombe sur cette offre d’emploi :


"Tu aimerais conduire un autobus scolaire au sein d'une équipe dynamique dans une ambiance familiale, communique avec nous au… "


Autobus scolaire. Autobus à la base, ça devrait aller. C’est le scolaire qui me tente moins. C’est beaucoup de responsabilité. Je regarde le reste de l’annonce. Un salaire correct, des primes du gouvernement, des primes d’assiduité, le chômage l’été… Hum. J’me dis qu’une trôlée de kids à charvoyer, ça ne doit pas être pire que 3-4 gars ben chauds qui sortent d’un after qui embarquent dans ton taxi.


Faque j’appelle. On me dit, va voir Bernard au garage à Ste-Agathe, il va toute t’expliquer ça.


Euh faut que je vous prévienne, j’ai des petits antécédents.


Est-ce que ça concerne les enfants?


HAN? NON ! Zéro !


Pas de problème.


Ok. (Merci pénurie de main-d'œuvre!)


Tiens-nous au courant.


Parfait !


Chuis allé voir Bernard (le boss des bus de Ste-Agathe), on a jasé quelques heures pendant son circuit du matin (ça faisait longtemps que je m’étais levé aussi tôt). Ça a fini de me convaincre et le reste a déboulé. Je me suis tapé une formation théorique sur Zoom, j’ai clanché l’exam de la SAAQ. J’ai roulé une trentaine d’heures avec cette grosse affaire jaune là, passé l’obtention du permis, signé et paraphé des papiers d’embauche et j'ai commencé 2024 en devenant chauffeur d’autobus scolaire.


Ma douce moitié était contente tout plein et pour tout dire moi aussi. 


Sortir du bois

                 Les dernières semaines ont été bien remplies. Notre potager et notre petite forêt nourricière nous ont tenu ma blonde et mo...