Courbaturé de ma journée de pelletage, je suis de retour au garage le surlendemain. Monsieur S. (aka monsieur patate dans la douche) m’attends pour faire son circuit matinal en sa compagnie. Il doit avoir la mi-soixante-dizaine, mais il se tient drette, bien solide sur ses pattes.
Comme de fait ( On m’avait averti ) je n’arrive pas à bien comprendre ce qu’il me dit, mais ça n'a pas l’air de le déranger de répéter. Il doit en avoir l’habitude.
Une fois assis sur la première banquette à sa droite, il me remet des feuilles sur lesquelles est indiqué le parcours. On appelle ça “les gauches/droites”, c’est à dire sur quelles rues faut tourner, les arrêts où se trouvent chacun des écoliers et l’heure approximative à laquelle faut y être. Monsieur S. me marmonne qu’en cas de problèmes y a aussi une autre feuille sur laquelle se trouve les coordonnées téléphoniques de chaque parent.
Le matin c’est facile, les étudiants attendent dehors devant les adresses indiquées sur la feuille. Me dit Monsieur S. (je traduis ici ce que je décode de son bafouillage)
Euh OK mais moi je vous remplace demain après midi, non?
Oui oui, c’est pareil mais à l’envers. Le premier que tu vas chercher le matin, c’est le dernier que tu déposes. Tu vas voir ça se fait tout seul. Ben facile.
J’imagine qu’après 40 ans de métier, ça se fait les deux doigts dans le nez, mais là, pour l’heure, je commence quand même à stresser un brin. D’autant plus que Monsieur S. roule à bonne vitesse sur un chemin étroit déneigé depuis peu. On se dirige dans une proche périphérie de Sainte-Agathe où le Des Monts prend tout son sens. Tout est en montées, descentes, épingles, courbes dans des chemins cabossés encore mal déblayés. Ça bardasse en masse. Je m'agrippe du mieux que je peux, en essayant de mémoriser le circuit. J’essaye aussi de prendre des notes de temps en temps mais ça brasse tellement que j'abandonne l’idée.
L’autobus se remplit peu à peu, chaque enfant que je salue me dévisage l’air de dire qui c’est ça, que c’est qui fait là ? Le ton monte derrière et j’entends de moins en moins Monsieur S. faire ses commentaires et je songe, oh boy, t’es sûr que tu veux faire ça?
Après quelques autres gauches/droites tout aussi sinueux que la façon que j’ai de les mémoriser, on s’arrête pour faire monter un tout petit garçon qui porte un sac à dos qui semble avoir le même poids que lui. Il passe à côté de moi et avec sa petite face d’ange, il me regarde hésitant et poursuit son avancée dans l’allée. Tout à coup, Monsieur S. stoppe l’autobus, se lève et interpelle l’enfant. Du doigt, il lui fait signe de venir s’asseoir devant à mes côtés.
Je comprendrai plus tard, que petite face d’ange se fait achaler par les plus grands derrière et que la maman a demandé qu’il soit à côté du chauffeur pour éviter ça.
Comme j’étais à sa place, le gamin a passé tout droit et Monsieur S. rectifie sa trajectoire.
Je me lève à mon tour et regarde cette petite face d’ange revenir vers nous. Il a de la misère, son sac est lourd et je vois qu’une de ses courroies se coince entre une banquette et son dossier. Le petit tire fort pour avancer mais le sac reste bloqué. Il tire encore plus fort et dans le même instant (tout se passe très (trop) vite) un autre élève qui veut l’aider, décoince la courroie du sac à dos. Le petit face d’ange est projeté vers l’avant, pique du nez et plante en pleine face dans le milieu de l’allée. Le petit hurle sa vie, le silence se fait dans le reste de l’autobus. Je suis tétanisé et ne sais que faire. Monsieur S. ne lève pas les yeux au ciel mais presque. Il me tasse empoigne le gamin qui saigne du nez, le lève et l’asseoit sur ma banquette. Il fouille dans un compartiment au-dessus du siège conducteur, prend un grand morceau de papier essuie-tout, lui dit de se moucher avec et reprend le volant pour poursuivre son chemin presque comme si rien n'était arrivé.
Donc je suis là, assis à côté d’ex petite face d’ange à l’entendre renifler et geindre. Évidemment je n’ai plus aucune espèce d’idée des gauches/droites sinon qu’on s’arrête encore une couple de fois pour faire monter des élèves qui viennent augmenter le niveau de bruit ambiant qui a repris de plus belle.
On arrive enfin à l’école, le petit est encore sous le choc et saigne toujours du nez. Je bouge pour l’aider à se lever, prendre son satané sac et sortir de l’autobus où une éducatrice le voit et le prend en charge pour l’amener vers l’infirmerie.
C’est des affaires qui arrivent me dit Monsieur S. qui reprend la route pour faire plus ou moins le même parcours pour les élèves du secondaire. Pas tout à fait les mêmes gauches/droites, pas tout à fait les mêmes chemins, juste ce qu’il faut pour que je sois encore plus mêlé. Au moins personne ne sort de l’autobus cette fois-ci avec la gueule en sang. Note à moi-même, toujours avoir des essuies-tout à la portée de la main.
Dans l’aprème, on refait la même chose dans le sens inverse. Pendant qu’on attend la sortie des classes, j’en apprends un peu plus sur le métier et sur Monsieur S. dont j’apprivoise lentement le langage. Quand les élèves arrivent enfin, j’vois se précipiter vers l’autobus tite face d’ange tout sourire qui n’a plus du tout l’air de s’en faire avec ce qui s’est passé le matin. Je lui demande comment ça va? Il me marmonne qu’il est OK. Je lui dit qu’il est pas mal courageux. Que c’est un petit garçon très brave !
À son arrêt, sa mère était pas mal moins souriante. Évidemment l’école l’avait rejoint, et pleine d’inquiétude elle demande des comptes à Monsieur S. qui lui explique sans plus qu’il est tombé. Voyant l’incrudilité de la femme je lui explique les détails du sac qui est resté coincé etc.
J’ai l’impression qu’elle voulait juste s’assurer que son gamin n’avait pas été victime d’intimidation, qu’il n’avait pas été poussé ou quelque chose du genre. Je la rassure que ce n’est pas le cas, que c’est un accident bête. Des affaires qui arrivent.
Bon pour le reste de l’histoire, j’ai passé le reste de la soirée à réviser les Gauches/Droites avec Google Map, et me suis tapé mon baptême du feu le lendemain au volant de l’autobus de Monsieur S. Personne n’a été oublié, les élèves m’ont tous aidé à ne pas rater leurs arrêts, je n’ai pas été obligé de sortir le rouleau d’essuie-tout et tite face (un peu enflée) d’ange m’a gratifié d’un sourire que je ne suis pas prêt d’oublier.